vendredi 24 février 2017

Le possible

Son corps reposait sur le sol. L’épaisse couche de mousse créait un effet d’apesanteur plutôt agréable, atténuant légèrement la douleur qui grugeait sa poitrine. Sa respiration se mêlait au vent, souffle de terre et d’âme, ondulant à l’unisson entre les brins d’herbe puis revenant à sa source, empli de parfum d’humus et de fleurs. À force de n’être accueillies que d’un simple regard empathique, les pensées s’étaient tues. Le silence de l’instant n’était troublé d’aucune tentative mentale de regret, de désir, de peur, de rage, ni de joie. Le silence, puis le souffle.

Alors le vert l’envahit. Une tige transperça ses entrailles et s’élança vers le ciel, un flot brunâtre s’écoulant à sa base, vase malodorante et visqueuse qui, rapidement, devint d’un noir d’encre parsemé de filaments rouges. La tige se divisa, en deux puis en quatre, cinq, six tiges grouillantes, se débattant, se déployant pour devenir d’immenses bras ossus. Leurs mains entreprirent une fouille complète de ce corps étendu, vulnérable. Les longs doigts s’enfoncèrent dans la chair, extirpant une à une des pierres, grosses et petites aux arêtes acérées. Rapidement, le sol en fut jonché. Puis, les mains se transformèrent en autant de maillets destructeurs, frappant et broyant ces roches maudites qui éclataient en mille morceaux et devenaient aussitôt poussière sèche et volatile.

Dès lors, leurs mouvements devinrent plus gracieux, transformant les bras en plumes, puis en formes humaines. Une petite fille se matérialisa, boudeuse et critique. Elle proféra quelques insultes puis disparut. Un vieillard lui succéda, puis un homme lui ressemblant, souriant. Son regard était doux et aimant, mais il pleurait. Une jeune femme très belle apparut aussi, elle dansait doucement, sensuellement. Son visage se transforma, se ridant très vite, trop vite. Un cri sembla s’échapper de sa bouche, un cri de désespoir insoutenable, puis elle disparut à son tour. Cette ronde de visages et de formes continua longtemps. Son corps gisant les regardait défiler et des larmes coulaient sur ses joues, mais l’abandon était total et aucun geste, aucune tentative de contact ne vint le troubler. Seule d’intenses vagues d’émotions à la vue de ces gens marquants, souvenirs importants de phases de vie, de carrefours, de joies et de peines. Cortège de tranches de vie vomi en fontaine par ce corps malade. Rituel de guérison permettant d’exsuder spontanément ces blocages cristallisés devenus empoisonneurs malicieux.

La terre sorcière continua son travail de métamorphose sur cet être consentant. Un jeune cerf, un loup, une moufette, un hibou, une corneille et un orignal vinrent remplacer les visages. Leurs langages animaux retentirent et tour à tour, ils s’approchèrent et léchèrent les plaies, nettoyant le corps lacéré. Alors les oiseaux s’envolèrent et de leurs ailes ils balayèrent le sol couvert de cendres et de poussières.

Le vert réapparut et de ses entrailles jaillit un souffle de baleine, propulsant jusqu’à la cime des arbres une pluie argentée qui emplit l’espace d’une douce lumière dans laquelle tout disparut. Seul son corps demeura, allongé et immobile.

Lentement, ses paupières s’ouvrirent.

- J’ai la curieuse impression d’émerger d’une douche chaude, ou peut-être d’un bain flottant, furent ses premiers mots.
- Aimerais-tu un peu d’eau ?
- Non, merci.
- J’aime ces méditations, ces visualisations. Elles me transportent en moi, des fois avec douceur, des fois plus violemment. Celle-ci m’a fait les deux effets. J’ai la sensation de parler avec mes cellules, ou de les entendre me dire des choses, m’expliquer leur comportement. C’est fascinant ! Magnifique ! Comme si ma conscience devenait d’une infinie humilité et qu’elle s’assoyait avec mon inconscient pour écouter son histoire, entendre sa sagesse et ainsi, apprendre qui je suis entièrement. J’ai l’impression d’être moi et d’être tout à la fois, la sensation d’embrasser la vie, l’infini, chaque humain, animal, plante, pierre, gaz, élément.
La maladie, qui défie mon être aussi, fait partie de ce tout. Par cette connexion à mon intériorité, je sens que toute la force, toute la paix de la vie m’aide à faire circuler l’énergie que je possède, à l’harmoniser. Merci !
- Merci à toi !
- J’ai vu aujourd’hui des visages troublants de personnes qui ont marqué ma vie. Tu vois, avant, j’aurais eu envie de leur parler, de leur exprimer mes colères, mes peines, de leur faire des reproches, de leur dire à quel point ils ont bousillé ma vie. Plus maintenant. Non. Mon intérieur et moi sommes désormais d’accord pour les remercier de tout cœur d’être les totems qu’ils sont et ont toujours été pour moi !

Son rire résonna dans l’air comme l’écho de toutes les résiliences. Après cette hilarité contagieuse, la nuit était tombée. Je l’aidai à s’allonger. En bordant son corps chaud, je ne pus m’empêcher de constater qu’effectivement, il était différent. Nous sourîmes.
- À demain !
Oui, à demain.

Annie Rouleau
Herboriste praticienne

annieaire@gmail.com